Karine Bénac-Giroux (Université des Antilles, Martinique)
Etre ou ne pas être beure ?
Je suis une chercheuse. Une chercheuse, ça cherche. Depuis mon doctorat, mon corpus c’est la comédie du 18e[1]. Le Marivaudage. Qui marivaude avec qui, pourquoi, comment. Mais ça ne me suffit pas. Depuis plus de vingt ans je cherche. Dans ma mémoire, dans la boîte à lettres, derrière ma souris. Je cherche la partie de moi qui s’est enfuie en 1974, avec la suite de mon nom. Comme les séries, mon nom a une suite. Biffée, raturée. Mon nom s’est raccourci, amputé de ses racines. C’est arrivé à mon nom. Je ne m’en souviens pas. Je vois du blanc sur mon carnet de santé. Du blanc sur mon nom de famille. Le nom du père. Le non du père. Mon père a dit non. Il a dit non au nom du père, et de ses fils et filles. Oui à la France, à son avenir de Français où ses enfants pousseraient en toute légitimité[2]. Comme Arnolphe, alias Monsieur de la Souche, écoute les confidences d’Horace, mon père devenu « Français de souche » pense surprendre les confidences de la France. Il pense garder pour lui son Agnès, son enfance algérienne à Tlemcen. Etre le seul maître à bord. Dérober sa diglossie. Il apprécie le vin rouge, il ne fait pas le ramadan. C’est un bon Français qui ne parle pas un traître mot d’arabe à ses filles. La première fois que je l’entends parler arabe, j’ai treize ans. Il est avec sa mère. Elle parle, il écoute et répond de temps en temps. Je suis totalement exclue du dialogue. On s’est trompé de bande-son. Ma grand-mère ne sait dire que « ça va » en français. A défaut de pouvoir lui parler, je l’observe. Ses cernes, gigantesques. Combien de nuits sans dormir, à 8 dans une pièce humide de 25 m2 ? Plus tard avec dix enfants à élever, et plusieurs morts en bas âge ? Enfin, à 13 ans je ne sais rien de tout cela. Je viens de rencontrer ma grand-mère et d’apprendre que je suis à moitié arabe. L’affaire était d’importance mais elle m’avait échappé, d’autant que je ne voyais plus mon père. Jusqu’au jour où une vieille amie de la famille me demande : ça te fait quel effet d’être arabe ? L’effet a été garanti. J’apprenais d’un seul coup mes origines et leur déni. J’en savais pourtant quelque chose de cette histoire. Dans mes dessins de maternelle, un drapeau tricolore flotte sur les cheminées des toits pointus. Bleu, blanc, rouge sur le toit de ma maison d’enfant. C’est un triomphe. Au fond de moi je le sais. Mon père s’est battu pour ça, moi je raconte son combat. Est-ce que la maîtresse y comprend quelque chose ?
A 13 ans c’est trop tard. On ne devient pas arabe à 13 ans. Surtout quand on s’amuse à passer le temps en écrivant des alexandrins comme Molière ou comme Victor Hugo. J’ai beau ouvrir
Khalil Gibran, m’enivrer de poèmes soufis, rien ne sourd. Je suis française. Sans doute un peu beurette, puisqu’on me le dit.
Le temps des colonies.
J’avais déjà eu du mal à comprendre, en arrivant à la Réunion en 77, que mon grand-père maternel était réunionnais. Né à Sainte-Rose, débarqué dans les années 20 pour s’engager dans l’armée : à lui l’Indochine, le Sénégal et même l’Algérie. Mon grand-père le Réunionnais qui, venu de sa colonie et obsédé par le désir de blanchiment refuse d’avouer tout métissage, a-t-il rencontré mon grand-père paternel, le coiffeur-musicien, en Algérie ? Ont-ils évoqué, autour d’un thé à la menthe, leurs rêves d’avenir pour leurs enfants non plus rejetés mais assimilés par la France ? Le Réunionnais n’était pas, en 39, simplement sergent-chef. Il appartenait, comme ne le dit pas la légende familiale, au 13ème Régiment de Tirailleurs Sénégalais. Son carnet militaire est intraitable. Le Réunionnais presque blanc représentait la Force Noire de l’armée coloniale ! Rien n’est jamais dit de ce régiment dans la famille. Y a pas bon banania. Il aura fallu que soit ouvert son livret militaire à l’occasion de ce récit pour que s’en échappe l’histoire toute nue. Le grand-père a même appartenu au bataillon de l’AOF en 37, au Sénégal. Toujours bien rangé dans son tiroir colonial, avec son lot de médailles et son casque. Arrêt sur mariage : le Réunionnais tient à son bras ma grand-mère la lotoise, lointainement apparentée par son père à Joachim Murat, le roi de Naples. La jeune fille rêve de grands voyages. Embarquant à 20 ans en mer de Chine pour le rejoindre, elle vivra la vie du temps des colonies durant dix ans au Tonkin et au Sénégal. Le retour en France sera pour elle une expatriation.
Mon grand-père le Réunionnais ne revoit jamais son île natale, fauché par une moto dans les années 50 alors qu’il s’apprête à rembarquer sa famille pour là-bas. Mon grand-père l’Algérien quitte son pays en 1968, dans les valises de son fils ainé qui a épousé ma mère. L’un et l’autre sont nés dans les colonies et finissent leur vie sur le sol de la mère patrie. Je n’ai connu aucun des deux. Le premier est mort trop tôt. Le second n’a guère cherché à me connaître. Connaître les filles de la Française. Mon grand-père et moi sommes séparés par la France. A quelques kilomètres et pourtant si loin. Et pourtant si semblables. Je lui ressemble. A 14 ans, je découvre une photo d’identité d’une des mes tantes de Tlemcen au même âge. C’est moi. Ce n’est pas moi. Un autre moi me regarde depuis un décor qui me hante, alimenté par les récits de ma mère nostalgique. Partie en 19 ans pour l’Algérie en guerre, devenue institutrice, elle traverse le Sahara pour faire l’école sur le sable aux enfants des oasis, avant de s’installer à Alger. Pour elle aussi, quitter l’Algérie dix ans plus tard sur les instances de son mari, reviendra à s’expatrier. Rentrer pour mieux repartir, tel sera son credo.
Tap-dance à Tlemcen.
Ce pourrait être le résumé ou la synthèse du trajet artistique et culturel de mon père. La rencontre de la culture américaine et de la culture maghrébine. Entré au PTT dans les années 50 au Maroc où la famille a migré depuis Tlemcen, mon père, devenu professeur de danse de salon, danseur de claquettes et de classique, quitte le fonctionnariat en 56 pour se lancer sur les pistes à la consternation de son père : « La danse ! Mon Dieu ! Il fait de la danse ! » De son nom de scène Pierre Beach, mon père rencontre des artistes célèbres dont les Nicholas Brothers et fait avec ses chaussures de claquettes la première partie du spectacle de Johnny Halliday, le 14 juin 62 à Casablanca. C’est aussi en 62 qu’il ouvre sa première école de danse à Alger où il connaît le succès et tourne en 64 un film sur la danse et le folklore algériens. En 68 il quitte son pays pour la France où il ouvre deux écoles dans le sud, à Brive et Cahors. Au carrefour de la culture afro-américaine et de la culture romantique, un Algérien bientôt naturalisé français, dont le nom n’est plus américanisé mais « sudisé », œuvre pour la culture française sur Bach, Vivaldi ou les classiques du jazz. Dès 1972 il est à l’origine de la création des championnats de France et d’Europe de claquettes, qui sous l’égide de la Fédération française et de la fédération mondiale de claquettes, créées en parallèle, se développeront jusqu’en 1991.
Que peuvent comprendre de l’histoire de leurs parents migrants les enfants d’un Algérien naturalisé qui ne leur parle pas sa langue ? Sans doute parlent-ils la langue des signes, la danse, la force d’un art qui donne à un Algérien le courage de quitter son école tant rêvée pour en fonder d’autres ailleurs. Quand le couple mixte bat de l’aile et que ma mère propose à mon père d’aller créer une autre école encore, sur l’île de son père, La Réunion, mon père refuse. Il a choisi la France. Avec son père, sa mère, ses frères et ses sœurs, ooh, c’est presque le bonheur. Alors tant pis, il laisse ses filles embarquer avec leur mère, c’est le divorce.
Sur les traces du tirailleur sénégalais.
Pour moi, c’est la naissance. Le mariage avec les couleurs, les fruits, les contours fous des choses. Je ne comprends rien à cette famille qui mange sur la feuille de bananier, monte chercher les noix de coco et célèbre mon baptême sous des flots de rhum. Car je deviens catholique sur le sol réunionnais. « Ô père, je suis ton enfant », chante le cantique. Mais mon père, où est-il désormais ? A 9000 km de lui, je suis perdue dans le temps et l’espace, désorientée. J’ai perdu mon sud natal, mais découvert les cafards grandeur nature. Perdu les ballets classiques mais découvert les cirques, Cilaos, Mafate. J’adopte mais ne suis pas adoptée. J’ai beau être « d’origine », je suis une pièce rapportée trop d’années après le départ du grand-père. Lorsque dans la cour de l’école – je suis en CM2 -, une maîtresse me traite, ou plutôt me maltraite de « sale blanche », je ne comprends rien à ce qu’elle me reproche. Apparemment, je suis aussi blanche qu’aurait souhaité l’être mon grand-père réunionnais. Je me fonds dans la masse. C’est l’époque où les livres d’école font l’impasse sur le passé colonial de la France, sur la traite et l’esclavage. Mes ancêtres ont des ailes au bout de leur casque, ceux de la maîtresse aussi. Mais elle a compris mieux que moi de quoi il retourne. Ou plutôt de quoi la France se détourne. Rendons à César… Les Robert mes ancêtres ont certainement eu partie liée avec l’esclavage. En 2007, un ami chercheur, Frédéric Régent, qui travaille notamment sur les Libres de Couleur au 18ème siècle[3], me lit les actes de mariages des Robert du 17e siècle. Les deux familles Robert se sont alliées à des mulâtresses. Mon grand-père était donc un descendant de mulâtre. CQFD. Si j’ai en moi une goutte de sang noir, suis-je noire ? C’est trop tard pour en parler à la maîtresse d’école.
Peut-être pas trop tard pour me réjouir que mon fils, né en Guadeloupe et actuellement au lycée en Martinique, ait au programme un livre d’histoire qui contient un chapitre sur L’Empire colonial français. J’en parle à mes étudiantes[4], qui s’exclament : Enfin ! Je fais écho, j’ai moi-même passé mon bac en Guadeloupe, et rien n’était dit dans mes livres d’histoire du passé colonial français. Quand ce même fils choisit comme sujet de TPE Olympe de Gouges, je commence à me demander si le gêne de la recherche existe. Mon fils a choisi comme sujet d’investigation une femme dramaturge du 18ème siècle qui se bat pour l’égalité des noirs et contre l’esclavage : la boucle est bouclée, de notre histoire à l’Histoire et vice-versa.
Mixité ou « identité plurielle »…
Etre femme chercheure prétendument blanche dans les DOM reste une affaire complexe. Une chercheuse beure mâtinée de réunionnaise camouflée sous un nom lotois, a-t-elle la légitimité pour ouvrir de nouveaux champs d’étude liés à l’histoire coloniale et aux thématiques post-coloniales ? D’autant que mes maîtres à penser sont mâles et blancs. J’ai travaillé sur l’œuvre de Marivaux puis Destouches et bien d’autres ; dans mon jury de thèse, quatre professeurs… La question du genre et celle de la race viennent s’entrecroiser dans ma réflexion. Peu à peu mes yeux se dessillent : si je travaille sur l’identité personnelle et ses métamorphoses depuis le 18e, c’est sans doute aussi lié à mon histoire. Mon travail de chercheuse se situe dans le prolongement de ma vie personnelle, qui en constitue un des vecteurs[5]. Pourrais-je m’appréhender comme un de mes champs d’études ?
Il était temps que je découvre Sandra Harding, Dona Harraway et la perspective des « savoirs situés[6] ». Non, le savoir n’est ni blanc, ni mâle[7]. Il peut aussi venir d’ailleurs. Et même de moi. Je sais ce que je dois savoir. Et surtout, j’ai le droit de savoir ce que je sais. C’est-à-dire qu’aucun concept ne peut traduire cette pluralité d’appartenances réelles ou mythiques qui me constituent[8]. Même pas transmises. Plutôt tues, passées sous silence et filtrant insidieusement au fil des non-dits. Peut-être le terme d’ « identité plurielle » conçu par Amartya Sen rend-il compte de ce processus[9]. L’identité doit demeurer un processus dynamique, non quelque chose de clôt. J’adhère à l’analyse de Gabrielle Varro, qui choisit contre le « métissage », la « mixité » : « […] la mixité représente une reconnaissance de la diversité, non sa disparition, elle signifie un modus vivendi, une acceptation de la pluralité[10]. » Me penchant sur mes objets d’étude, je constate que précisément le 18e siècle, celui d’où je suis scientifiquement partie, est aussi le grand siècle de la traite et de l’esclavage, de la réflexion sur l’altérité, où se mêlent intimement stéréotypes et tentatives de faire éclore de nouvelles configurations. Les événements scientifiques que je co-organise vont dans les sens de ces réflexions. Ma propre altérité ou « pluralité » est en somme toujours source de création. En exil dans l’hexagone, comme dans les DOM. Ni française ni pas française. Pas du tout Algérienne, pas vraiment Beure ni Réunionnaise. Guadeloupéenne d’adoption à l’adolescence. Ma patrie c’est l’autre. D’où peut-être mon grand besoin de reconnaissance. Emerveillée par les analyses d’Axel Honneth[11], je bute sur une impasse : quelle reconnaissance attendre d’un autre qui ne sait pas que je suis une autre ? Qu’une Karine Bénac en cache une autre, comme les poupées russes ? Si on me tire de ma boîte, on trouve la Karine Bénac qui se fantasme berbère, la Karine réunionnaise, la Karine née dans le Lot, la Karine adoptée par la Guadeloupe, la Karine épouse d’un Martiniquais et mère d’un Guadeloupéen, la Karine petite-fille du tirailleur sénégalais et d’Algériens expatriés au Maroc pour subsister, la Karine fille d’artiste et de fonctionnaire, certifiée et agrégée de Lettres modernes la même année à 23 ans, docteure en Littérature française à 27 (est-ce que les parents très volontaires tracent un chemin à leurs enfants ?), et poursuivant en poésie, nouvelles, théâtre, danse/théâtre ses rêves artistiques.
En peinture je fais de l’abstrait. Puisque je ne peux rien signifier de moi, je vise la non-signifiance, ou le tout signifiant, la couleur. Un peintre assez reconnu, la soixantaine, m’apostrophe un jour à ce sujet en me déclarant que l’abstrait ne peut venir qu’à la fin d’une carrière. En poésie je marche dans les pas des surréalistes. Idem. Yves Bonnefoy, à qui j’ai adressé quelques textes, en quête d’un avis et pour lui témoigner mon admiration, me répond depuis le cCollège de France que la poésie ne saurait être que l’œuvre d’une vie. Je décide d’arrêter de demander leur avis aux hommes. Je me ré-empare de ma voix poétique. J’écris un un recueil à deux voix avec Hélène Harmat[12]. Nous créons le concept, entre dialogue, confessions, évocation, surgissement et autobiographie. Invitée récemment à prendre la parole dans une très belle journée d’études[13], je lève l’anonymat. En expliquant qui je suis, je comprends d’où je viens, d’où vient mon écriture poétique, d’où vient la violence que je fais subir à ma langue française en la disloquant, en la recyclant, violence qui répond à celle que l’on m’a faite en me privant de mes origines et de cette autre langue. Violence faite à la langue et violence faite à un corps féminin démantelé se répondent dans une parole qui redéfinit les genres. Etre une femme a-t-il du sens ? Le titre de mon premier recueil, Convois[14], conjugue les thématiques de l’itinérance, de la migration et un jeu sur les genres.
Après cette communication, une femme médecin, qui était dans le public, vient me remercier. Elle a aimé. Elle a particulièrement apprécié que j’aie dévoilé mes origines. Elle est aussi est fille d’Algériens et née en France. Elle me dit que nombreux sont ceux qui se cachent, qui empruntent un nom pour ne jamais le rendre. Elle me raconte qu’ayant demandé à son père de lui parler de sa famille, elle a été éberluée de constater qu’il n’a parlé que des oncles. Double négation. La fille d’origine algérienne est par définition une moins que rien pour son père. O négatif. J’écris une pièce autour de ce point aveugle, elle s’intitule Demain je pars pour Tlemcen. D’aucuns ont pensé y trouver des stéréotypes : le père qui veut marier sa fille pour s’en débarrasser, qui préfère son fils, l’absence de communication. Oui, et en même temps il y a aussi cette communication indirecte entre le père qui reconnaît petit à petit davantage sa fille si étrangère à lui, et celle-ci qui le hait en le caressant. Il y a toute la souffrance du fils préféré, qui rêve de l’ailleurs et n’en peut plus de sa perfection. Et puis oui, mon histoire personnelle est pleine de stéréotypes[15]. Le couple mixte qui ne marche pas, l’absence de communication, les origines enfouies, le père arabe et macho. Les stéréotypes ont la vie dure, moi aussi. Alors je parle autour de mon père, à partir d’un imaginaire enfantin et cruel à la fois, car les deux ne sont pas antinomiques, comme on le sait. Quant au marabout, sorte de rémanence personnelle du chœur antique, sa langue est poétique. Est-ce qu’on sait comment parle un marabout ? Il y en avait dans ma famille paraît-il, du côté de ma grand-mère paternelle. C’est sans doute la mémoire de cet ancêtre que j’ai invoquée, moi qui ne connais rien des lieux où il a vécu, et qui ne connais rien même de ma famille. Cet ancêtre, pouvait-il me parler autrement que par métaphores ?
Recherche-action-création de soi ?
La comédie du 18e avait fait sens pour moi à 18 ans. Les épreuves infligées par les détours de l’amour-propre, la découverte de soi dans et par l’intersubjectivité. Les personnages marivaudiens se découvrent autres et cette découverte n’est que rarement à l’avantage de l’amour. J’avais été éblouie par la féérie de pièces qui soumettaient les personnages à un questionnement à la fois propre aux Lumières et l’excédant. Je découvre donc peu à peu que cet enracinement dans le siècle des Lumières, grand siècle de la traite et de l’esclavage, de l’interrogation sur le bon sauvage et la possibilité d’une altérité, s’inscrit au centre de ma configuration familiale. Cette exploration devient peu à peu plus consciente, plus voulue. Au fur et à mesure que je diversifie mes objets d’étude, je mets au jour cette « identité plurielle » qui dormait en moi, je superpose ses ramifications. Serais-je finalement mon propre objet d’études ? Objet d’études qui innerve bon nombre de mes travaux de recherche, malgré que j’en aie. Même la quête œdipienne, axe clé de ma thèse de doctorat[16], poursuit son travail d’inspiration insidieux : mon goût pour la danse, héritage de mon père cultivé avec soin, me pousse à investiguer la création post-coloniale.
Un coup de foudre pour le travail d’un chorégraphe martiniquais expatrié durant 30 ans et rentré au pays récemment me donne l’envie d’approfondir ce champ. Sa pièce Salut mon frère s’amuse avec grâce, insolence et humour des stéréotypes raciaux. Jean-Hugues Miredin accepte un entretien avec moi pour un numéro de Tracés sur « L‘expérience minoritaire[17] ». La minorité, ça me connaît. Sauf que lui, sa minorité se voit.
Il se trouve que j’avais moi-même exploré la question, dans une pièce de danse/théâtre universitaire interprétée avec mon étudiante, Malika Mian, au cours d’un colloque alliant Recherche, action et création[18]. Deux interprètes, la noire, la blanche. La Martiniquaise, la « métropolitaine ». L’étudiante, la professeure. Autant de paradigmes qui nous ont conduites à nous interroger sur les relations induites par ces différences et les stéréotypes qui s’y rattachent, particulièrement aux Antilles. Ce que Malika ne sait pas, et moi non plus sur le moment, c’est qu’elle incarne aussi, dans ce duo, le moi fantasmé, caché. Elle est littéralement mon alter ego. La « blanche » exhibe sans le dire sa partie métisse, aliénée, tue, enfouie. Le travail joue sur l’inversion des rôles et l’amalgame des corps, et pour cause. A quel moment suis-je la dominante et à quel moment la dominée ? La Noire/la Blanche ? La Française/la Beurette ? La confusion des deux ne peut-elle aboutir à une autre configuration corporelle et identitaire ? Le spectacle s’intitule « Pas de deux et d’ailleurs ». Derrière Malika et moi, il y a foule. Un plus un font des dizaines de migrants, ses ancêtres, les miens, qui ont laissé dans nos vies une patinoire colorée sur laquelle nous glissons, inventons, dérivons jusqu’à ce vrai-faux charleston final, clin d’œil à Joséphine Baker réincarnée par Malika, mais aussi aux bals dans lesquels j’imagine ma grand-mère, sur le paquebot qui, en 1930, l’emmenait vers Saïgon rejoindre son mari, le Réunionnais sergent-chef, futur tirailleur sénégalais, ou encore aux pistes des dancings de Casablanca où mon père se déchaîne dans les années 60.
[1] Karine Bénac-Giroux, L’Inconstance dans la comédie du XVIIIème siècle, Paris, L’Harmattan, 2010 ; Destouches, masques et métamorphoses du moi, PUR, 2011.
[2] « L’assimilation à la nation est la politique officielle qui prévaut depuis les débuts de la République française, comme on peut le voir dans les procédures de naturalisation : la francisation (des noms et prénoms) est encouragée et l’admission à la citoyenneté des individus ayant effectué leur scolarité dans des établissements francophones est favorisée. Une telle assimilation signifie que les conjoints étrangers « disparaissent », avec leurs identités particulières, dans la communauté des familles françaises. » Varro. Gabrielle, « Mettre la ‘mixité’ à la place de l’ ‘origine’, in B. Collet & C. Philippe (dir.). Mixités. Entre enjeux et concepts, L’Harmattan, 2008, p. 205, <halshs-00371780>.
[3] Auteur de Esclavage, métissage, liberté. La Révolution Française en Guadeloupe 1789-1802, Paris, Grasset, 2004 ; La France et ses esclaves, Paris, Grasset, 2007.
[4] Faculté des Lettres et Sciences Humaines Schœlcher, Martinique, Université des Antilles.
[5] Je songe ici à la belle introduction de Gabrielle Varro dans son article déjà cité, réflexion que j’applique ici également à la recherche en littérature ou en arts « Mettre la ‘mixité’ à la place de l’ ‘origine’ », p. 201 : « Pourquoi est-ce qu’un-e sociologue travaille, quel est son ‘moteur’ ? Il me semble que c’est dans la réponse à cette question que réside le choix d’une thématique de recherche. Mais la connaissance de soi prend du teps ; pour connaître ses propres motivations , il faut sonder ses désirs et refus, remonter dans sa propre biographie […]. » Certes, un-e sociologue doit se décaler par rapport aux catégorisations spontanées des acteurs sur le terrain mais, aussi distancé-e qu’il ou elle se veuille par rapport à son sujet de recherche, l’objectivité « scientifique » en sciences humaines et sociales reste relative – du moins passe-t-elle toujours par le filtre de l’expérience et de la perception. »
[6] « Une des forces de la formule « le personnel est politique » est d’inciter à demeurer à l’écoute des devenirs qui s’enclenchent dans le partage des morceaux d’existence que l’on fait taire, d’inviter à ne pas perdre de vue dans la construction des positions les pièges de leur normalisation/naturalisation. Si la subjectivité « en tant que femmes » a montré le caractère situé et très particulier des visions majoritaires qui se donnent pour universelles dans une fausse neutralité, ne devait-elle pas aussi se situer ? Si la perspective féministe, sujet de savoir et politique, permet de montrer l’imposture des points de vue venant de « nulle part », ces positionnements politiques et théoriques tentent, eux, de se présenter comme situés et partiels –sans automatiquement perdre leur pertinence. La vivacité des débats théoriques dans le féminisme témoigne d’une résistance à la normalisation, de la nécessité de ne rien donner pour acquis : aucune position de minorité ne garantit un devenir-minoritaire. Les théories féministes du positionnement et des savoirs situés – développées dans le contexte anglo-américain – traduisent cette histoire singulière. Sandra Harding rassemble autour d’une épistémologie du standpoint (du positionnement/point de vue) des travaux postulant que la confrontation dans les institutions scientifiques à partir de positions féministes (tenant compte de la condition des femmes et/ou des variables des genres) a incité à une relecture des critères de la scientificité. » Puig de la Bellacasa Maria, « Divergences solidaires. Autour des politiques féministes des savoirs situés », Multitudes, 2/2003,(no12), p. 39-47.
URL:http://www.cairn.info/revue-multitudes-2003-2-page-39.htm. DOI : 10.3917/mult.012.0039.
[7] « J’aimerais insister sur la nature incarnée de toute vision et demander aussi des comptes au système sensoriel qu’on a utilisé pour sauter par-dessus le corps singulier pour rejoindre un gaz victorieux venu de nulle part. C’est le gaz qui inscrit de manière mythique tous les corps singuliers, qui fait la catégorie d’immaculé revendiquer le pouvoir de voir sans être vu, de représenter en échappant à la représentation. Ce gaz signifie les positions immaculées de l’Homme Blanc, l’une des plus désagréables tonalités du mot « objectivité » qui soient aux oreilles féministes dans les sociétés scientifiques et technologiques, industrielles avancées, militarisées, racistes et dominées par les hommes, c’est-à-dire ici, dans le ventre du monstre, dans les Etats Unis de la fin du XXe siècle. J’aimerais une doctrine de l’objectivité incarnée qui adapte ses projets à la science féministe critique : l’Objectivité Féministe se dit tout simplement des savoirs situés. » Donna Haraway, « Savoirs situés », Manifeste cyborg et autres essais, Paris, Exils Editeur, 2007.
[8] « Le soi divisé et contradictoire est le seul à pouvoir interroger les positionnements et qui en soit responsable, le seul à construire et à faire se rejoindre les conversations rationnelles et les imaginations fantastiques qui changent l’histoire. Diviser, non pas être, est l’image privilégiée des épistémologies féministes du savoir scientifique. La« division » dans ce contexte devrait se dire des multiplicités hétérogènes qui sont simultanément saillantes et incapables d’être écrasées dans les fentes isomorphiques ou les listes cumulatives. Cette géométrie se rapporte avec et entre les sujets. La subjectivité est multidimensionnelle ; partant, telle est la vision. Le soi connaissant est partiel dans toutes ses instances, jamais fini ni plein, ni là et original simplement ; il est toujours construit et suturé ensemble, et, partant, capable de se lier à un autre, de voir ensemble sans prétendre être un autre. » Id.
[9] Identité et violence, Paris, Odile Jacob, 2010.
[10] « Mettre la ‘mixité’ à la place de l’ ‘origine’ ? », art. cit. p. 212.
[11] La lutte pour la reconnaissance, Paris, Gallimard, « Folio essais », 2013 [1992].,
[12] Karine Bénac, Hélène Harmat, Serre-tête et autres fredaines, Les Presses Littéraires, 2011.
[13] « Poésie des femmes et poétique(s) du corps de 1950 à nos jours », 11 mars 2016, Journée d’études sous la direction scientifique de Patricia Godi, Lucie Lavergne, Nathalie Riou, Université Blaise Pascal-CELIS. L’article issu de ce travail est à paraître.
[14] Karine Bénac, Convois, Le nœud des miroirs, 2009.
[15] Les stéréotypes continuent d’ailleurs d’innerver la société française, comme l’a récemment analysé Elodie Druez dans son article « Un ‘nigger moment’ à la française ? Expérience de la stigmatisation chez les diplômés et étudiants d’origine africaine », revue Tracés, n°30, « L’expérience minoritaire », 2016, p. 125-146.
[16] Le statut du sujet de la parole dans l’œuvre de Marivaux, Thèse de doctorat soutenue à l’Université de Paris 3 en 1999 et publiée en l’état aux Presses Universitaires du Septentrion.
[17] « Des poncifs aux contre-pieds : les mises en corps des noirs dans la danse-théâtre. Entretien avec Jean-Hugues Miredin », revue Tracés, n°30, op. cit., p. 227-238.
[18]12 et 13 mars 2015, Colloque international interdisciplinaire, « Poétique et politique de l’altérité. Colonialisme, esclavagisme, exotisme. 17e-21e siècles » ; responsables scientifiques Karine Bénac (CRILLASH) et Martial Poirson (Paris 8) ; organisation en collaboration avec Coline Toumson, directrice du Domaine de Fonds Saint-Jacques. Mise en ligne en juin 2015 par la Bibliothèque Numérique Manioc www.manioc.org. « Pas de deux et d’ailleurs », spectacle en ligne http://www.manioc.org/fichiers/V15158.